Bruxelles le 4 août 2020. A défaut d’événements aéronautiques d’actualité (en raison des restrictions dues à la pandémie du COVID-19,) ayant plus de temps à consacrer à la mise en ordre de mes archives aéronautiques, je redécouvre des moments oubliés de l’histoire passionnante de l’aviation civile belge. D’où l’idée de présenter dans Hangar Flying une série de portraits de compagnies aériennes ayant volé sous pavillon national, en commençant par une des premières compagnies charter cargo belge, Young Cargo, qui a opéré de 1974 à 1979.
Le contexte historique
A l’époque, en Belgique la Sabena bénéficie toujours d’un monopole de droit couvrant le transport aérien régulier. Etabli par une loi de 1949, il perdurera jusque dans les années nonante, mis à mal par les initiatives de la Commission Européenne en matière de libéralisation du transport aérien, et sera réduit par étapes de 1990 jusque sa disparition totale en 1999. Même si ce monopole ne couvrait pas juridiquement le transport aérien à la demande (les charters,) l’attitude protectionniste de l’Administration de l’Aéronautique belge ne facilitera pas le développement des compagnies aériennes privées belges.
La première initiative sérieuse dans ce secteur est celle de George Gutelman, un entrepreneur liégeois qui débute en affrétant des avions de compagnies américaines pour des charters transatlantiques destinés principalement à des étudiants. Souhaitant que ce trafic soit effectué par une compagnie belge, il décide de créer la Trans-European Airways (TEA) en 1970. Il tente un coup de poker et approche le constructeur Boeing en lui proposant de lui livrer un Boeing 720 (version moyen-courrier du Boeing 707) en ne payant que les heures volées. Boeing avait dû reprendre d’Eastern Airlines une vingtaine de leurs B720 en paiement partiel d’une commande de B727, et ne trouvait pas d’acheteur pour ceux-ci… Ce fut le début de la très belle histoire de la TEA, qui allait durer de 1970 jusqu’à la faillite de 1991. La TEA sera par la suite à l’origine de plusieurs autres compagnies belges: Euro Belgian Airlines (EBA) de1991 à 1996, qui sera vendue à Richard Branson et deviendra Virgin Express (qui fusionnera avec SN Brussels Airlines,) puis CityBird de 1996 à 2001.
Du rêve du 707 au CL-44
La TEA à sa naissance avait comme chef-pilote un certain Eddy Lejeune. Excellent pilote, il imagine quelques années plus tard de créer une compagnie charter cargo, et rêve d’exploiter un ou plusieurs Boeing 707-300C, l’appareil le plus utilisé dans ce segment. Il crée la sprl Young Cargo (en référence à son nom « Lejeune ») en 1974 avec un homme d’affaires carolorégien, M. Laurent. Malheureusement, ce type d’avion est fort recherché, et donc une opération comparable à celle réalisée en 1970 par TEA n’est plus possible. D’autant plus qu’Eddy Lejeune souhaite conserver le contrôle de sa société, mais ne dispose pas de moyens financiers propres suffisants pour être pris au sérieux par les sociétés de leasing.
Ne trouvant pas l’avion de ses rêves à des conditions abordables par un « nouvel entrant », il décide de louer un Canadair CL-44D de Cargolux, afin de démarrer les opérations et de se faire connaitre dans ce secteur spécialisé des affrêtements d’avion-cargo. Le Canadair CL-44D est un quadri-turbopropulseur de construction canadienne, dérivé du Bristol Britannia. Capable de transporter jusqu’à 30 tonnes de fret sur des distances pouvant aller jusqu’à 2.400 nm (environ 4.400 km,) il est doté d’une queue pivotante, ce qui permet de réduire fortement le temps de chargement. Il connaîtra un certain succès auprès de compagnies spécialisées en fret aérien, telles que Seaboard World Airlines et Flying Tigers.
Une « autorisation spéciale d’exploitation de transports aériens non réguliers de marchandises » est délivrée par l’Administration de l’Aéronautique belge à Young Cargo le 4 mars 1975. Le OO-ELJ (Eddy LeJeune) est livré en mars 1975, mais ne sera exploité moins de cinq mois, en raison d’un contrat de location trop contraignant. Malgré les pertes résultant d’une utilisation très inférieure aux minima d’heures mensuelles exigées par le contrat de leasing, l’opération permet à la jeune compagnie de se faire connaître et d’acquérir l’expérience opérationnelle et technique indispensable à cette activité hautement spécialisée.
La période Britannia
Eddy Lejeune, tout en poursuivant sa recherche de Boeing 707 cargo, trouve entretemps une opportunité intermédiaire plus abordable. La Royal Air Force britannique met en vente ses quadri-turbopropulseurs Bristol Britannia, qui disposent d’un plancher renforcé et d’une porte cargo latérale, et ce à un prix dérisoire. Les Bristol Britannia en version cargo ont une charge utile maximale de 17.250 kg, avec un volume théorique maximum de 113 m3. Cela les situe dans une catégorie particulièrement intéressante: ces chiffres sont légèrement supérieurs aux charges utiles et volumes des Boeing 737 et Douglas DC-9 utilisés en version cargo par un grand nombre de compagnies aériennes.
Dans un premier temps, Young Cargo se porte acquéreur de deux appareils (OO-YCA et OO-YCB,) bientôt rejoint par un troisième. Le premier Britannia belge est livré le 4 novembre 1975 et effectue très rapidement ses premiers vols commerciaux. Outre les charters « ad hoc », ces appareils sont aussi proposés pour des sous-affrètements à d’autres compagnies. Un premier contrat de ce genre est conclu avec Royal Air Maroc qui effectue un vol cargo régulier hebdomadaire Casablanca-Paris (Orly) et retour. Au total, ce ne seront pas moins de huit Bristol Britannia qui seront immatriculés belges au nom de Youg Cargo. Mais seulement cinq seront mis en exploitation (OO-YCA, OO-YCB, OO-YCE, OO-YCG et OO-YCH,) trois autres étant stockés et utilisés comme source de pièces de rechange avant d’être finalement démantelés (OO-YCC et OO-YCD à Charleroi, et OO-YCF à Stansted.)
Très vite, l’Afrique se révèle être un marché favorable à des avions de la capacité du Britannia, disponibles à un prix compétitif. Les vols à la demande consistent très souvent en un premier vol Europe-Afrique, avec des biens d’équipements de haute valeur exportés. Le prix d’un tel vol couvre le coût d’un retour à vide. A partir de là, le service commercial recherche alors un fret retour en contactant les importateurs européens spécialisés en produits périssables (fruits et légumes, fleurs, etc..) En fonction des prix de vente de ces produits sur les marchés européens, ils proposent un prix à la tonne transportée. La compagnie aérienne calcule alors le coût supplémentaire du positionnement éventuel vers le point d’origine de la marchandise, de la consommation supplémentaire (pleine charge) du trajet retour, et les frais aéroportuaires et de handling (chargement et déchargement.) Si la recette engendrée par ce retour potentiel avec charge payante est supérieure au coût du retour à vide du premier vol (déjà couvert par le prix du vol aller Europe-Afrique,) l’affaire peut être conclue. En fonction de la saison, on pouvait ainsi au départ d’un Bruxelles-Lagos, positionner à vide vers Abidjan (Côte d’Ivoire) pour ramener 17 tonnes d’ananas, ou via les Canaries pour ramener des tomates, ou encore du poivre rouge d’Asmara (Erythrée.) Il est arrivé qu’un équipage « tourne « ainsi pendant trois semaines entre l’Europe et l’Afrique, via une succession de vols « à la descente », suivis de vols-retours avec charge payante.
Une autre aventure africaine sera l’Opération Angola, qui démarre mi-1976, et résulte d’un contrat avec une importante société minière locale, consistant en une série de vols entre Henrique de Carvalho et des destinations proches telles que Douala, Lusaka, Francistown, mais aussi vers Lisbonne et Londres.
Deux des Britannia seront exploités par la Liberia World Airlines, une compagnie créée par Eddy Lejeune en 1976 et qui visait le marché du cargo en Afrique de l’Ouest. Les OO-YCG et OO-YCH deviendront respectivement EL-LWG en août 1977 et EL-LWH en décembre 1978, après avoir été loués sous immatriculations belges.
L’équipe dirigeante de l’époque comprend Robert « Bob » Deppe (ex-BIAS) à la direction des opérations et Frans Bollingier comme directeur-technique. Le chef-pilote est Tony Vingerhoets, et parmi les commandants on trouve quelques noms bien connus: Jo Marette, Frank Dassen et quelques autres.
Enfin, mais trop tard: les Boeing 707
Le rêve des Boeing 707 se concrétise enfin en 1977 et deux superbes 707-338C provenant de la compagnie australienne Qantas sont pris en leasing.
Pour aider à l’introduction de cet appareil, qui représente un investissement considérable, il est procédé à une indispensable mais trop tardive restructuration de la société de personnes en responsabilité limitée (sprl) en société anonyme (sa,) avec une augmentation de capital et apport de nouveaux associés. La dénomination officielle de la compagnie devient Youg Cargo Belgian Airways. Le premier Boeing 707, OO-YCK, est livré en avril 1977, et le second, OO-YCL en décembre 1977.
Un peu tard malheureusement, car l’économie mondiale se porte moins bien et il est difficile dans un marché mondial hautement compétitif de trouver des vols en nombre suffisant et au bon prix. Soupçonnée de trafic d’armes après l’arraisonnement d’un de ses Boeing 707 en Tunisie, lors d’un vol de Beyrouth vers le Nicaragua pour le compte du Croissant Rouge, une organisation ayant des liens très étroits avec l’O.L.P. (Organisation de Libération de la Palestine,) la compagnie est obligée de déposer le bilan en juillet 1979.
Les deux Boeing 707 sont récupérés par la société de leasing ITEL Air Corp, et connaîtront encore une très longue carrière auprès de diverses compagnies.
L’histoire de cette compagnie charter belge spécialisée en cargo n’aura donc duré que quelques cinq années. Elle aurait peut-être pu mieux réussir avec des moyens financiers mieux adaptés aux besoins, mais cela aurait signifié pour le promoteur du projet une perte de contrôle par l’arrivée d’actionnaires dominants.
L’exploitation déficitaire du Canadair CL-44D a pesé lourd sur les premiers résultats financiers, et même si l’opération Britannia a connu plus de succès, elle générait des recettes très inférieures à celles espérées en Boeing 707. Ceux-ci sont malheureusement arrivés trop tard, le marché ayant été entretemps occupé par la concurrence et l’économie mondiale s’étant ralentie.