Brustem, le 11 avril 1991. Une journée quasi tropicale en ce début de saison, tellement le temps était beau et chaud. Je badge au corps de garde de la base avant de me rendre aux baraquements dévolus à la 33ème escadrille du 9ème wing training où sont regroupés tous les Fouga CM.170R Magister de la Force Aérienne encore en état de vol. C’est, pour moi, un grand jour, car j’ai obtenu l’autorisation du ministre de la défense d’effectuer un vol en Magister, un appareil qui me fascine depuis toujours.
Je me présente au Commandant Aviateur Eugène Hedebouw, officier des opérations de la 33ème qui est également un ami et le démonstrateur officiel du Fouga pour 1989 et 1990, année du trentenaire de la mise en service du type d’appareil à la Force Aérienne. C’était en 1960 au temps où l’Ecole de Pilotage Avancé était implantée à Kamina, au Congo encore Belge pour six mois. Nous parlons du vol projeté et je lui dis d’emblée qu’étant pilote moi-même avec une cinquantaine d’heures de vol acrobatique sur SIAI Marchetti SF260, je ne suis pas venu pour une balade touristique en Fouga mais bien pour faire un vol « un peu musclé ». Eugène me répond du tac au tac qu’il me fera voler avec le Commandant Jean-Charles Kotwicz-Herniczek qui lui succédera en tant que pilote de démonstration du Fouga à partir de la saison 1991, étant donné que lui-même doit subir une opération au bras pour éradiquer un problème récurrent qui le handicape par trop dans le pilotage.
Le Commandant Jean-Charles Kotwicz-Herniczek à Brustem au retour d’un vol à bord du MT-34 le 11 avril 1991. |
Eugène me trouve un casque de vol adéquat et une combinaison de vol itou et nous voilà partis vers le briefing room de la 33ème.
Briefing pointu
L’ouverture du briefing se fait sur une nouvelle de taille. La première guerre du Golfe qui s’était déclenchée le 17 janvier 1991 par les frappes dites chirurgicales sur les positions irakiennes au Koweït et en Irak, elles furent retransmises en direct par les grandes chaînes de télévision américaines (deux grandes premières à l’époque). Le conflit annihila pour ainsi dire la capacité militaire de l’Irak en quelques semaines mais, malgré tout, la United States Air Force et les co-belligérants, essentiellement les forces aériennes de l’OTAN, se concentraient sur leur déploiement au Moyen-Orient et avaient donc fortement réduit leurs activités sur le continent européen. La suppression de toutes les participations aux meetings aériens était l’une des premières mesures imposées. La nouvelle de taille venait de tomber sur les téléscripteurs (on n’avait alors ni GSM, ni Internet), à savoir que les participations aux fêtes aériennes étaient rétablies…
Jean-Charles Kotwicz-Herniczek en était tout réjoui et me dit d’emblée qu’il allait en profiter pour commencer à s’entraîner à sa démonstration du Fouga pour sa première saison. Il me dit, en substance, qu’il effectuerait deux ou trois fois son programme qui dure une dizaine de minutes et, qu’entre deux répétitions, il me laisserait les commandes. Il m’expose ensuite le déroulement de sa séquence de démonstration et me précise que l’axe de référence au sol serait la route de Hasselt à Bilzen qui est bien droite sur environ neuf kilomètres et se trouve dans la zone D35 où les pilotes du 9ème wing training peuvent manœuvrer à leur gré entre le sol et le niveau de vol (flight level) 120. Pour mémoire, les pilotes ont besoin d’un axe de référence rectiligne au sol pour effectuer et corriger leurs évolutions acrobatiques; en général, ils choisissent la piste de leur aérodrome, mais les mouvements à Brustem ne le permettaient pas.
Les consignes de sécurité sont énoncées et l’ouverture du parachute est expliquée clairement, au cas où.
Nous sommes parés pour nous rendre au tarmac distant d’une centaine de mètres et rejoignons le crew chief (mécanicien de piste) qui nous attend près du Fouga.
Un Magister avec pedigree
La Belgique avait commandé 45 Fouga CM.170R Magister pour ses écoles de pilotage, mais leur usage intensif pour la formation des élèves belges autant que néerlandais avait engendré un fort taux d’attrition. La Force Aérienne profita de la fermeture des écoles de pilotage de la Luftwaffe, suite à la décision de concentrer l’intégralité de la formation des élèves pilotes allemands aux Etats-Unis. Les Belges achetèrent cinq Fouga à la Luftwaffe. Ces appareils furent immatriculés MT-46 à MT-50. Le MT-46, que j’allais piloter, avait été mis en service le 27 février 1970 après avoir volé à la Luftwaffe sous les immatriculations AA+237 ED+392 et ER+392. C’était le 145ème exemplaire construit par les établissements Messerschmitt. Cet appareil sera retiré des inventaires de la Force Aérienne, car arrivé en fin de potentiel, en 1995 pour être stocké à Weelde; son fuselage sera envoyé ultérieurement à l’école technique de Saffraanberg située à proximité de la base de Brustem.
Alea jacta est
Après un rapide cockpit drill, je m’installe au poste arrière du MT-46 et le crew chief m’aide à passer le harnais et connecte le tuyau d’alimentation en oxygène et les fils électriques de la radio. Monter dans l’avion ne pose aucun problème, étant donné qu’il est plutôt court sur pattes et les petits marchepieds placés sur le flanc gauche de la machine facilitent l’accès aux postes de pilotage.
La procédure de démarrage est lancée, la check-list est égrenée, les réacteurs sont chauds et la tour donne l’autorisation de taxi vers le seuil de la piste 24. Nous recevons le feu vert pour le décollage. Le Fouga roule de plus en plus vite sur la piste, la roue de nez est soulagée vers 70 nœuds (130 km/h). Le train est rentré et nous voilà promptement à l’allure de croisière de 200 nœuds (370 km/h) avec 21.000 tours aux turbines des réacteurs Marboré. Nous survolons bientôt l’axe de travail, à savoir la belle route rectiligne qui court de Bilzen à Hasselt.
Gros plan sur le périscope en siège arrière, normalement occupé par l’instructeur, lui permettant de mieux voir au devant de l’avion. |
Par l’interphone, Jean-Charles Kotwicz-Herniczek me signale qu’il va entamer la première répétition de son programme; on descend très bas, réacteurs au ralenti et train sorti afin de simuler les conditions de décollage. Il remet la gomme et met le Fouga sur le dos, train toujours sorti. Il en active l’escamotage tandis qu’il pique pour prendre de la vitesse; comme on est toujours sur le dos, on prend des G négatifs (un peu moins de 2 pour 1,5 déclaré officiellement à l’état-major), ce qui a pour résultat de précipiter toutes les poussières et petites crasses dormant sous le plancher de la carlingue vers le dôme du cockpit, j’ai l’impression qu’un essaim de mouches envahit brusquement l’habitacle, tandis que mon casque cogne sur le plexiglas, l’espace entre ma tête et le sommet de la verrière étant limité à quelques vingt ou vingt-cinq centimètres. Voilà un vol qui démarre en fanfare !
Il s’engage ensuite dans un virage à 180 degrés à 300 pieds (90 mètres) et grimpe à 500 pieds (150 mètres) pour effectuer un derry turn (virage ne chandelle) suivi d’un split S (retournement) et un long passage sur le dos. Il se rétablit par un demi huit cubain (looping avec changement de direction dans le dernier tronçon de la figure) pour tourner un looping complet et bien rond. S’en suit un demi tonneau aux ailerons suivi d’un split S inversé et d’un tonneau lent (slow roll) à une altitude de 500 pieds. Un virage serré lui permet de se présenter sous un angle de 6° degrés par rapport à l’axe pour réaliser dans la foulée un virage de 120 degrés sur le dos et face au public. Il manœuvre l’avion pour se jeter dans un barrel roll (tonneau barriqué) par la gauche. Un demi huit cubain et un quart de clover leaf (trèfle à quatre feuilles) plus loin, il enchaîne un tonneau, un retournement et un four point roll (tonneau à quatre facettes) à 500 pieds (150 mètres) d’altitude. Enfin, un virage serré précède un tonneau prolongé en descente afin de se positionner en finale pour venir atterrir.
Le tout n’a duré qu’une dizaine de minutes : la prestation éblouissante d’un professionnel, comme ceux qui enchantent le public lors des fêtes aériennes, en particulier avec le Fouga dont l’empennage papillon et les belles ailes de planeur confèrent un vol gracieux à l’avion.
La main sur le manche
A l’issue de ce premier entraînement, Jean-Charles Kotwicz-Herniczek met ses mains sur les petites poignées rouges sur les montants du cockpit et me dit posément « it’s yours » (tu as les commandes) et me demande ce que je peux faire de mieux pour commencer, je lui dis que c’est un tonneau aux ailerons. Je lui annonce que j’en tournerai un à gauche, puis un autre à droite et j’entends sa voix dans l’interphone qui dit « let’s go » (allons-y). Je pique pour prendre de la vitesse et pousse jusqu’à 250 nœuds (460 km/h) et près de 3,5G, je lève le nez et le cale sous un angle de trente degrés par rapport à l’horizon. Le Fouga tourne franchement et avec une belle cadence qui me surprend au point que j’arrête la rotation une trentaine de degrés avant de revenir à l’horizontale; je m’en rends compte et imprime un mouvement de correction au manche qui répond instantanément et je stoppe la rotation à l’horizontale. Je répète le processus, mais cette fois par la droite et tout va pour le mieux.
La main sur le manche du Fouga Magister; on se rend bien compte de l’étroitesse de l’habitacle de l’appareil. (Photo : Jo Huybens) |
Je signale ensuite à Jean-Charles que je vais faire un tonneau barriqué vers la gauche. Je mets le Fouga en piqué et, une fois atteints les 250 nœuds et les 3,5G au G-mètre, je lève progressivement le nez jusqu’à trente degrés (comme je faisais avec le Marchetti SF260) et entame le mouvement tournant avec le manche et en donnant de petites impulsions au palonnier, le Fouga tourne bien la barrique mais la sortie de figure est complètement loupée, car j’ai perdu beaucoup d’altitude et le G-mètre est dans le négatif. Jean-Charles m’explique rapidement les différences de comportement entre un avion à hélices comme le SF260 et un biréacteur comme le Fouga et me montre que l’attaque de la figure doit se faire à un angle plus grand, à savoir caler le nez à 40-45 degrés avant de lancer le zinc dans le tonneau barriqué. Il me montre comment faire. Après quoi il me dit d’y aller, ce que je fais et cela marche du tonnerre. Je refais vite une barrique à droite et un split S qui consiste à faire une mise sur le dos par un demi tonneau et puis tirer sur le manche pour ramener l’avion en ligne de vol sur le ventre dans l’autre sens et en perdant de l’altitude mais en gagnant de la vitesse; c’est une manœuvre classique de chasseur. Après cette dizaine de minutes exaltantes, Jean-Charles reprend les commandes pour répéter une nouvelle fois son programme avant de regagner Brustem, car les réservoirs de carburant se vident plus vite par les nombreuses remises de gaz lorsqu’on pratique l’acrobatie.
Nous rejoignions bientôt le circuit d’atterrissage et volons à 130 nœuds (240 km/h) avec 15 degrés de volets (flaps), sortie du train en cinq secondes, finale à 110 nœuds (200 km/h) et touch down (arrondi) à 100 nœuds (180 km/h). Nous voilà revenus en douceur sur le plancher des vaches.
Il ne faut pas confondre harnais et bretelles
Lorsqu’on fait de l’acrobatie en avion, les attitudes de vol varient et engendrent inéluctablement des G (coefficient de gravité dû à l’accélération); par exemple, sous 5 G, c’est comme si l’avion et son pilote pesaient cinq fois plus lourd que lorsqu’ils sont au sol. Par conséquent, les bretelles qui maintiennent le pilote dans son siège se distendent quelque peu lors de manoeuvres et, très vite, les pilotes qui font de l’acrobatie ont le réflexe de resserrer les bretelles entre l’accomplissement de deux figures. J’avais également ce réflexe lors de mon vol en Fouga, mais la différence avec les avions civils d’acro, c’est le parachute obligatoire chez les militaires et pratiquement inexistant chez les civils.
L’auteur, parachute sur l’épaule, casque à la main : « you know what ? I’m happy » (comme aurait dit Droopy). |
Lors de mon vol en Fouga, j’ai confondu les deux, c’est-à-dire que j’ai considéré qu’il n’y avait que des bretelles et, malgré que je les resserrais régulièrement et sentais leur pression sur le torse et les épaules, je sentais un flottement anormal au sommet des figures acrobatiques. Ce n’est qu’au retour du vol, en débarquant de l’appareil, que j’ai compris : c’est le harnais du parachute que je resserrai systématiquement en le confondant avec les bretelles ancrées à la structure de l’avion qui, elles, étaient un peu distendues…
Un beau vol en formation du Fouga MT-46 qui serre sur l’Alphajet AT-29, c’était en 1988. (Photo : Jo Huybens) |
Revenu au paddock, nous quittons le Fouga et allons débriefer le vol; j’ai quarante minutes de Fouga dans mon carnet de vol et un cœur gros comme ça nous ne pouvons dignement fêter l’événement qu’avec un jéroboam de champagne que j’avais amené le matin même.
Jean-Pierre Decock
Photos émanant des archives de l’auteur, sauf indications contraires.