Bruxelles, le 9 Avril 2018. Boscombe Down (Grande-Bretagne), siège de l’A&AEE (Aircraft & Armament Experimental Establishment), réceptionne le 26 juin 1957 le ML Utility Mark 1 immatriculé XK776 pour essais. Cette étrange machine volante est une innovation, car elle comporte une aile delta gonflable à laquelle est suspendue une nacelle pour le pilote et, paradoxalement, une grande partie de son histoire est belge… par le fait que le patron de l’équipe d’expérimentation n’est autre que Marcel Lobelle, un ingénieur aéronautique belge ayant acquis la nationalité britannique en 1928.
Marcel Lobelle, ingénieur belge au talent reconnu chez les Britanniques
Marcel Lobelle est né en 1893 à Courtrai; son père était employé des chemins de fer et devint le chef de gare de Tournai, ce qui explique qu’il fit ses études secondaires à l’Athénée Royal de cette ville. Tout en effectuant son service militaire, il passa l’examen d’admission à l’Ecole Royale Militaire, mais ne put y entrer suite au déclenchement de la 1ère Guerre Mondiale en août 1914. Il rejoignit alors le corps des grenadiers de Nivelles où il avait accompli ses obligations militaires. Il fut grièvement blessé le 22 octobre 1914 durant la bataille de Tervaete. Après son rétablissement, il fut retiré du front et remplit diverses tâches à l’arrière jusqu’à ce que l’armée le mette en congé définitif en août 1917. Il décida alors d’émigrer au Royaume-Uni où il suivit avec succès une formation d’ingénieur en aéronautique.
Il fut initialement engagé chez les constructeurs d’avions Martinsyde et Tarrant avant d’être recruté en tant que magasinier chez Fairey, constructeur qui employait de nombreux belges, dont l’un des plus illustres était Ernest Oscar Tips qui mit sur pieds Avions Fairey S.A. (Belgique) en mars 1931 afin de construire les Fairey Firefly et Fox commandés par l’Aviation Militaire Belge.
Il se fit remarquer par Richard Fairey pour la qualité de ses dessins et plans et le patron de l’entreprise le muta au bureau d’études. Les plans du Flycatcher furent confiés à l’équipe dont il faisait partie en 1923. Marcel Lobelle prit la tête du bureau d’études en 1925 lors du départ de son titulaire de l’époque. Ses fonctions au niveau le plus élevé l’amenèrent à participer au développement de tous les projets et prototypes produits chez Fairey: les Firefly et Fox mentionnés plus haut, mais également les Fairey IIIF, Battle, Fantôme (le plus beau biplan du monde), Albacore, Fulmar et Barracuda entre autres, mais surtout le légendaire Swordfish, l’avion qui torpilla le plus important tonnage ennemi durant toute la seconde guerre mondiale.
Alors qu’il devait renouveler son contrat avec Fairey, lequel expirait le 31 mai 1940, les parties contractantes ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur le volant de rémunération et Marcel Lobelle démissionna de ses fonctions chez Fairey Company Ltd.
Le monde mystérieux de R. Malcolm Aviation Ltd
A cette époque, Marcel Lobelle entra en négociation avec les deux gérants de R. Malcolm Aviation Ltd en vue de créer une société pour développer un avion de transport bimoteur conçu par M. Lobelle en vue de le proposer à l’Air Ministry. Marcel Lobelle et R. Malcolm aboutirent à un accord en 1941, lequel offrait une participation de 50% dans le capital de la nouvelle société à l’ingénieur belge qui fut, en outre, nommé directeur technique et chef du bureau d’étude pour un salaire annuel (très confortable à l’époque) de 1.500 livres sterling. Finalement, le projet de bimoteur n’eut pas de suite, ce qui n’empêcha pas Marcel Lobelle de rejoindre l’entreprise réputée pour la pertinence de ses études d’ingénierie améliorant considérablement le domaine aéronautique. En ce début de la 2ème Guerre Mondiale, l’entreprise était connue pour la création des fameux « Malcolm hoods » ou canopées coulissantes bombées pour chasseurs ainsi que d’une pièce en forme de goutte d’eau qui amélioraient considérablement le champ de vision des pilotes, au point que bientôt la United States Army Air Force autant que la Royal Air Force les commandèrent en grande quantité pour en équiper respectivement leurs P-51 Mustang, P-38 Lightning et autres P-47 Thunderbolt ou Typhoon, Tempest et Spitfire. Par ailleurs, cette société d’engineering se pencha également sur le problème de l’étanchéité des cockpits pressurisés pour le vol à très haute altitude et résolut brillamment le problème. Le grand succès de R. Malcolm Aviation Ltd couplé à la capitalisation trop faible de la compagnie engendra de sérieux problèmes de trésorerie et une situation proche de la faillite. La famille Mobbs la racheta et en prit le contrôle en 1943 tout en maintenant Marcel Lobelle dans ses fonctions.
Le nom de la société changea en octobre 1946 pour devenir ML Aviation Ltd, ML étant les initiales de ses nouveaux propriétaires, à savoir Mobbs et Lobelle. Marcel Lobelle et ses seconds se montrèrent plus inventifs que jamais et développèrent, notamment, le Rotabuggy ou jeep volante munie d’un rotor en 1943-44, mais ses performances très décevantes en amenèrent l’abandon. Des systèmes de pilotage automatique, d’avions télécommandés et de prototypes de sièges éjectables furent également concrétisés à la fin de la guerre. Les sièges éjectables furent expérimentés avec succès mais l’éjection désastreuse du Hawker P1081 du pilote Wade, chef pilote d’essais chez Hawker, sonna le glas des développements de tels matériels chez ML Aviation Ltd. La compagnie demeura néanmoins très active en matière de drones, systèmes de remorquage de cibles, équipements au sol pour avions de ligne et fut même responsable et fabricante de nacelles centrifuges pour l’institut de médecine aéronautique à Farnborough; celles-ci furent installées en 1953 et mesuraient encore la résistance des pilotes à la pression des G dans les années 70 !
C’est toutefois dans l’après-guerre qu’apparut un engin volant expérimental inusité: le ML Utility, un avion muni d’une aile delta gonflable…
ML Utility: l’incroyable engin volant
C’est en 1953 que le concept d’aile delta gonflable vit le jour au Research & Development Establishment (RDE) de la Royal Air Force basé à Cardington. Plusieurs ailes (de diverses dimensions furent construites avec la toile caoutchoutée destinée à confectionner des ballons. Les essais furent timidement entamés au Royal Aircraft Establishment de la RAF à Farnborough en mars 1954 sous la supervision de Dan Perkins, adjoint du chef en charge de la recherche et du développement du RDE. Le prototype, immatriculé XK784 à la RAF, fit ses premiers essais en septembre 1954. Le programme de test et d’évaluation opérationnel était conséquent et le Ministry of Supply, l’organe supérieur qui chapeautait le projet, passa un contrat avec ML Aviation et c’est donc Marcel Lobelle, l’un des deux patrons et chef du bureau d’études de la société, qui prit l’ensemble du projet sous son aile. Toutefois, le planning d’essai ne prit de la consistance qu’après la livraison des XK776 monoplace et XK781 biplace différant du prototype par leur nacelle pliable et la motorisation, soit respectivement le Walter Mikron de quatre cylindres en ligne inversés de 65 CV (bridé à 38,5 CV) et JAP J.99 de 36 CV.
Le prototype XK784 fut endommagé en mars 1956 et, tandis qu’il était en cours de réparation, le XK776 et le XK781 furent livrés à Farnborough respectivement les 24 juin 1957 et 14 mars 1958. Des trois appareils jamais montés, c’est de loin le XK776 qui accomplit le programme de test sous la supervision et à l’intervention de Marcel Lobelle qui améliora et changea plusieurs paramètres de l’aile delta gonflable devenue entre-temps le ML Utility.
L’aile de cet aéronef original avait une structure en caissons de toile caoutchoutée étanche. Des pièces de renfort étaient placées à l’extérieur, aux points d’attache des cordes de tension, des réservoirs de carburant et des pièces de structure. L’aile se gonflait en une demi-heure environ au sol grâce à une pompe électrique et celle-ci était maintenue ensuite dans l’aile à l’aide de soufflets entraînés par des éoliennes et des soupapes d’échappement; une pompe manuelle de secours était à disposition du pilote pour le cas de défaillance des soufflets. L’intrados de l’aile comportait des courroies et des clapets pour y accrocher la nacelle destinée au pilote. L’habitacle était constitué d’un cadre de spruce entoilé muni de deux sièges d’équipage et du bâti-moteur portant le moteur propulsif; le train d’atterrissage tricycle y était fixé.
L’instrumentation était plutôt spartiate avec un indicateur de vitesse primaire du type « Etévé », un altimètre, un compas et une jauge de pression d’air dans l’aile. La roue de nez était pivotante et les roues principales étaient dotées d’un frein; les commandes de vol se composaient d’un manche à balai suspendu (initialement placé au plancher) qui contrôlait les élevons de l’aile, lesquels faisaient donc office de gouvernail de profondeur et d’aileron, il n’y avait pas de gouvernail de direction, seules deux petites dérives positionnées en buts d’aile en faisaient office aux fins de correction du lacet induit.
Au total, une douzaine d’ailes variant en envergure et en surface alaire (allant de 36,20 à 39,48 m²) furent construites et dénommées Loopy, Bunty, Cloudy, Gadfly, Kiwi, Randy, Card, Dinton, Puffin, Tern, Blowfly et Mayfly; les plus utilisées furent Gadfly, Randy et Puffin.
Les progrès étaient lents et les performance pour le moins peu encourageantes: le concept prometteur d’un avion gonflable et pouvant être parachuté dans sa nacelle servant de caisse d’expédition était effectivement attractif au début des années 50 du siècle dernier, mais les hélicoptères avaient amplement fait la démonstration de leur valeur opérationnelle lors de la guerre de Corée. Les essais du ML Utility furent stoppés lorsque le Ministry of Supply mit un terme au contrat le 28 mars 1960. Seul demeure le XK776 conservé au Airborne Forces Museum à Middle Wallop ainsi que l’aile Randy, mais celle-ci est trouée comme une passoire et nécessiterait en permanence un compresseur puissant pour être exposée au public, faute de quoi elle demeure dans les réserves du musée.
Goodyear aussi !
Le célèbre fabricant de pneumatiques et géant du caoutchouc américain Goodyear Inc. avait acquis une grande expertise dans la fabrication de toile caoutchoutée afin de construire ses ballons semi-rigides (ou blimps) pour la marine des USA déjà dans les années 30 du 20ème siècle. Il n’est donc pas étonnant que cette firme ait conçu et fabriqué l’Inflatoplane. Cet avion gonflable (et pas uniquement l’aile) fut réalisé à la demande de l’ONR (Office of Naval Research) et de l’US Army.
Le premier exemplaire sortit d’usine en 1955 en version monoplace suivi très rapidement d’un biplace. L’Inflatoplane était emballé sous forme de baluchon parachutable destiné aux équipages à secourir en territoire inhospitalier. Une fois déballé, il pouvait prendre forme en six minutes grâce au compresseur intégré au moteur tractif implanté au-dessus de l’aile. L’avion fut essayé avec un train d’atterrissage tricycle classique, ceux fabriqués ultérieurement furent dotés d’un patin en aluminium permettant de décoller et d’atterrir sur la terre ferme autant que sur l’eau, la neige ou les surfaces gelées. Les projectiles d’armes d’infanterie n’endommageaient pas l’appareil de façon grave, l’enveloppe en caoutchouc se resserrant après l’impact et le compresseur de bord poursuivant son débit d’air comprimé pour maintenir le niveau de gonflage adéquat.
Au total, Goodyear produisit douze Inflatoplanes qui furent intensivement testés techniquement et opérationnellement mais, dans le cas présent aussi, le recours à l’hélicoptère s’avérait plus simple et plus efficace pour prêter main forte aux équipages en situation de détresse.
L’inventeur de l’aile gonflable pour aéronef de vol musculaire
Le chef du bureau d’étude du Research & Development Establishment de Cardington, Dan Perkins, était l’un des ingénieurs de l’équipe à la base de l’aile delta gonflable dont les essais et modifications furent poursuivis par Marcel Lobelle pour aboutir au ML Utility.
Manifestement, Mr Perkins était un irréductible de l’aile gonflable: il fut en effet le promoteur et constructeur, au milieu des années 50, de pas moins de six projets d’ailes de ce type. Le premier consistait eu une aile et un fuselage gonflable à l’échelle 1/1 d’un avion léger Auster propulsé par un moteur deux cylindres deux temps de 6 CV, ce prototype ne parvint à faire que quelques bonds. Il développa ensuite un monoplan monoplace à aile delta mince gonflable qui fut testé avec ce même moteur et qui était foncièrement destiné à servir en définitive comme aéronef dit de vol musculaire, c’est-à-dire pouvant décoller, voler et manoeuvrer uniquement par l’énergie musculaire du pilote qui actionnait l’hélice propulsive en pédalant allègrement sur sa bicyclette lui servant de siège et de commandes. Le prototype, avec une aile constituée de boudins gonflables, fut essayé en 1959 et engendra la construction de quatre variantes. Une super astuce se situait au niveau des commandes de vol dans la mesure où le guidon du vélo propulseur permettait de commander la profondeur en tirant ou en poussant sur le guidon qui agissait sur l’angle d’incidence de l’aile, tandis que les manœuvres dans l’axe de lacet se faisaient par une dérive fixée à un mât à l’arrière. Il n’y avait pas d’ailerons et donc aucune commande dans l’axe de roulis, sinon que des actions de gauchissement. Dan Perkins essaya encore, en mars 1956, un projet d’avion à aile delta gonflable. Le gonflage de celle-ci se faisait en vingt-cinq minutes à l’aide d’un aspirateur ménager. Le propulseur était toujours le moteur deux temps bicylindre des débuts. Cette initiative privée intéressante ne dépassa pas le stade expérimental.
La saga technique de l’avion gonflable fit sensation durant la seconde moitié de années 50 du siècle dernier et le Belge Marcel Lobelle (décédé le 1er septembre 1967) fut un des chefs de file du développement de la version qui fut la plus éprouvée et testée, mais le développement rapide de l’hélicoptère tempéra l’engouement pour ce type d’engins volants qui se dégonfla (c’est le cas de le dire) aussi vite qu’il avait enflé…
Jean-Pierre Decock
Caractéristiques
ML Utility | Goodyear Inflatoplane | |
Envergure | 10,67 m | 8,53 m |
Longueur | 7,32 m | 5,90 m |
Hauteur | 3,35 m | 2,07 m |
Surface alaire | 39,48 m² | 17,05 m² |
Poids à vide | 255 kg | 90 kg |
Poids maximum | 454 kg | 220 kg |
Vitesse de croisière | 74 km/h | 96 km/h |
Vitesse maximum | 96 km/h | 115 km/h |
Plafond | 915 m | 3.900 m |
Distance franchissable | 148 km | 600 km |
Distance de décollage
Distance d’atterrissage | 183 m
137 m | 90 m (déjaugeage) 135 m (course au sol) / |