Court-Saint-Etienne, jeudi 27 juin 2019. Aujourd’hui j’ai un rendez-vous avec Patrick Libert, un monsieur attachant, original et surtout passionné. Si vous habitez le Brabant Wallon, ce nom vous sera peut-être familier car vous avez certainement déjà vu la montgolfière Libert qui sillonne cette belle province quand le temps est calme, tôt le matin ou au crépuscule. Il n’est pas rare non plus de rencontrer les camionnettes des « suiveurs » dans nos campagnes. Dans deux jours Patrick Libert sera le premier lauréat du prix « Ernest Demuyter » remis par l’Aéro-club Royal de Belgique au nom de la fondation Albert et Lydia Demuyter, créée par les enfants du célèbre aéronaute belge.
En arrivant à Court-Saint-Etienne, rien ne permet de se douter que cette agglomération abrite le seul et unique atelier de ballons à air chaud du Bénélux. C’est encore plus surprenant de voir un bâtiment, que l’on s’attendrait à voir plus grand, entouré d’une collection de « bétonnières » qui s’avère être la deuxième passion de notre hôte. Il parait même qu’il joue avec une miniature avant de s’endormir…
Un peu d’histoire
Bien que ce soit à la fin du XVIIIème siècle que le premier ballon à air chaud des frères Montgolfier a pris son envol, et contrairement à ce que vous pourriez peut-être croire, Il n’y a pas si longtemps que les montgolfières parcourent les cieux comme sport de loisir. Autrefois en papier et chauffées par des brulots de paille elles étaient facilement inflammables et ont rapidement été abandonnées.
Avec l’évolution technologique et des nouveaux matériaux pour les enveloppes, les premières montgolfières modernes sont apparues en 1960 aux USA sous l’impulsion de Ed Yost avec les ballons à air chaud Raven et Donald Piccard avec Piccard Balloons et en 1966 au Royaume -Uni avec ceux de Don Cameron qui fondera Cameron Balloons Ltd en 1970, devenu un des leaders mondiaux. Avant la guerre l’aérostation était assez populaire (bien qu’assez élitiste vu son coût) et les compétitions nombreuses, mais il s’agissait de ballons gonflés au gaz (hydrogène ou hélium principalement). C’était une solution couteuse car le gaz était relâché et donc perdu en fin de vol. Les ballons à air chaud utilisent du gaz propane pour réchauffer l’air contenu dans l’enveloppe et Michel Evrard, responsable commercial de Petrogaz, distributeur de propane, suit cette évolution en Angleterre avec intérêt. Il invite Donald Clough Cameron dans notre pays. Ainsi le 13 septembre 1969 a lieu au départ de l’aérodrome de Temploux-Suarlée le premier vol d’un ballon à air chaud de type Omega 56 (piloté par Marc Westwood et immatriculé G-AXJA avec François Schaut, pilote de ballon à gaz depuis des années et Michel Evrard comme accompagnateurs. Le choix de Temploux est anecdotique en ce sens que l’Administration de l’Aéronautique, prise de court avec la demande de permission de vol ne sait pas trop que répondre et ne demande qu’une chose , que le vol ait lieu le plus loin de l’espace aérien de Bruxelles, suggérant la plateforme namuroise. De ce premier vol en Belgique il existe un film sur YouTube.
Très vite les choses s’enchainent et une première montgolfière anglaise Cameron s’élève de la place de Céroux qui séduit Don Cameron comme lieu de décollage idéal du fait de sa configuration. Gérard Delforge et Henri Vanderlinden, pilotes d’avions, y sont formés par Marc Westwood et Don Cameron. Céroux est depuis lors devenue la Mecque francophone des ballons à air chaud avec le club « Les Ballons de Céroux ». Ce sont les pionniers de ce club-école, ci-dessus nommés, qui mettront au point avec le concours de l’Administration de l’Aéronautique, les programmes de formation de pilotes de montgolfières.
Le 19 juin 1970 a lieu le premier décollage au départ du château de Gaasbeeck d’une montgolfière belge, une Cameron immatriculée OO-GDB sponsorisée par la firme Planta avec Don Cameron et Albert Van Hoorebeeck, journaliste aéronautique connu à l’époque.
Une passion dévorante et une affaire de famille
Couturière expérimentée, Léona Petit, maman du jeune Patrick Libert, est très rapidement sollicitée pour réparer des enveloppes endommagées que lui apportent les aéronautes de Céroux. Après un premier vol en 1969, Patrick se passionne pour les ballons, accumule la documentation, construit des modèles réduits, se crée des contacts. Il entraine ses parents à le suivre dans cette passion encore intacte aujourd’hui. Durant plusieurs années il aide et accompagne les équipages mais il devra attendre ses 17 ans en 1979 pour commencer son instruction de pilote avec François Schaut et décrocher enfin sa licence de pilote en 1980. En 1978 déjà il entame avec ses parents et un ami la construction d’une montgolfière de 900m³, baptisée « Boule de Neige ». Elle est construite avec les moyens du bord, ne sera pas certifiée mais elle lui permettra de nombreux vols captifs ou libres dans le pays. A cette époque, tout était simple, il n’y avait que peu ou pas de réglementation. La passion pour les plus légers que l’air l’amène à se lancer dans la création de sa propre entreprise en 1984 avec l’aide de sa mère et de son père. Rapidement associé au projet Raven Europe et atelier de réparation reconnu par plusieurs grands fabricants, la petite entreprise acquiert l’expérience nécessaire au développement de ses propres produits. C’est le père de Patrick, Julien Libert, dessinateur industriel chez Henricot, une usine sidérurgique, qui a dessiné et imaginé les ballons Libert. Un premier prototype, d’un volume de 895 m³, le Libert L 800 (c/n: 140/001) voit le jour en 1988. Il volera jusqu’en 2008. La production de série débute en 1995 avec une enveloppe de 2.200 m³ pour le groupe Vlan. En 1991 les Ballons Libert emménagent dans le bâtiment actuel conçu spécialement pour la fabrication et la réparation des enveloppes de ballons à air chaud. Elle y dispose d’un local approprié pour le stockage des rouleaux de tissus à l’abri de la lumière et en température contrôlée. La SPRL Ballons Libert, petite société familiale ne fabrique pas les nacelles ni les bruleurs mais en assure la maintenance. Elle opère également comme école de pilotage, un atout de plus dans ses activités.
De la haute couture
La création d’un ballon passe par plusieurs stades, entièrement réalisés dans l’atelier. Tout commence par une conception à l’ordinateur du graphisme prévu par le client. Ensuite vient le découpage des éléments en tissus qui constitueront l’enveloppe du ballon choisi à l’aide de « patrons ». En papier ils s’usent relativement vite et doivent souvent être renouvelés. Chaque ballon est composé de 12 ou 24 fuseaux, eux-mêmes composés de différents éléments assemblés et cousus avec des machines à coudre spéciales. Il faut compter un millier de mètres courants par ballon. Une fois l’enveloppe assemblée vient la couture des sangles horizontales et verticales de renfort. Elles assurent la résistance et la stabilité de l’ensemble et arrêtent la propagation de déchirures. Des câbles en inox de longueurs différentes afin de bien répartir les forces sont fixés à chaque fuseau et relieront l’enveloppe à la nacelle. Le tout se termine par la pose de la jupe qui protège la flamme du bruleur et de la soupape d’évacuation des gaz chauds en haut du ballon actionnée par une cordelette en kevlar ignifuge. La durée de vie moyenne d’un ballon est estimée à 500 heures soit une douzaine d’années suivant le nombre d’heures de vol moyen observé. Tout ce travail, à la fois de précision et physique (il suffit de penser au poids des tissus à manipuler au fur et à mesure de l’assemblage) demandera environ 2 à 3 mois entre la commande et la réception par le client. Le prix variera suivant le modèle de 30.000€ à 45. 000€. Les clients sont soit des pilotes comme les membres des « Ballons de Céroux », des clubs tel le Belgian Balloon Club (BBC), soit des sociétés qui les utilisent pour des « incentives » commerciaux .
Une croissance maitrisée et une approche artisanale de qualité
Aujourd’hui 4 à 5 ballons sortent par an de l’atelier, le reste des activités étant des réparations pour des ballons Libert mais aussi d’autres fabricants. La gamme se compose de trois types d’enveloppes différentes suivant la taille et la forme, des plus allongés pour la compétition aux plus sphériques pour l’emport de passagers, allant de 1.800 m³ à 5.100 m³. Le plus classique fait 3.000 m³ et emporte 3 passagers en plus du pilote. Le plus grand jamais construit a été un ballon de 7.800 m³ pouvant emporter 16 passagers, destiné à la Namibie. L’entreprise n’est pas active dans le créneau des ballons très grands avec de grandes nacelles que l’on peut voir dans des sites touristiques étrangers emportant de très nombreux passagers, pas plus qu’elle ne s’intéresse aux ballons à formes particulières, comme un sphinx ou une friandise.
Les méandres de la règlementation européenne EASA
Même avec une réputation bien établie, les Ballons Libert ont bien failli passer à la trappe lors de la mise en place des règlementations édictées par l’Agence Européenne pour la Sécurité Aérienne (EASA). Ces règlementations touchant tout le secteur aéronautique européen progressivement à partir de 2003 ont fortement impacté les organisations dites « non complexes » à savoir des petits opérateurs, qu’ils soient fabricants, aéro-clubs ou écoles de formation, en aviation générale et de loisir, en vol à voile comme en ballons. Outre des coûts nouveaux engendrés par la règlementation (redevances etc…), le système impose un cadre très strict (semblant issu de la structure de fonctionnement de grandes compagnies aériennes ou de grands constructeurs) et des normes et obligations dont on peut se poser la question de leur pertinence en terme d’amélioration de la sécurité aérienne, le fondement même de la création de l’EASA. Ainsi par exemple dans l’atelier des Ballons Libert la zone de couture et d’assemblage est délimité par une ligne rouge. Il est théoriquement interdit à tout visiteur de la franchir car c’est une zone réservée; les lattes destinées à la mesure des tissus doivent être étalonnées chaque année sous peine d’être déclassées et donc devoir être remplacées. A force de travail et de persévérance la PME de Court-Saint-Etienne a obtenu depuis 2007 son agréation comme constructeur et atelier de maintenance. Les ballons produits sont certifiés EASA et accessibles à l’exportation européenne ou dans les pays reconnaissant les compétences de l’EASA.
Un avenir de tous les dangers
Du fait du cadre réglementaire, plusieurs fabricants ont jeté l’éponge. Il ne reste aujourd’hui que 7 constructeurs en Europe. Les ballons Libert sont les seuls au Bénélux. Si la société doit également faire face, comme dans d’autres secteurs, à la concurrence nouvelle de constructeurs des pays de l’Est, ce n’est pas le seul danger qui guette. L’espace aérien de plus en plus encombré, l’urbanisation, les parcs éoliens et les changements climatiques ont une influence négative sur le nombre de vols annuels possibles qui a fortement chuté de 150 en moyenne en 1970 à 80 aujourd’hui par ballon. Le nombre de pilotes n’évolue pas et l’effectif d’instructeurs, moins de 10 en Belgique, est limité et vieillissant. Au-delà de cela, l’aspect mercantile de l’activité prend le pas sur la passion, les ballons, souvent propriétés de groupes commerciaux, devenant de plus en plus gros pour emporter le plus de passagers possibles au détriment du pur plaisir de voler en tranquillité. Comme le souligne Patrick Libert, le sponsoring publicitaire a longtemps été la voie royale pour voler à moindre frais. Mais les budgets diminuent à mesure que le gaz, les tissus et les taxes aéronautiques augmentent. La firme a délibérément opté pour une croissance maitrisée avec une approche qualitative artisanale mais devra sans doute aussi gérer ce paradoxe dans le futur. Les ballons Libert ont choisi de rester actifs dans les ballons à taille humaine pour des vols agréables.
En plus d’une reconnaissance bien méritée, l’octroi du premier prix Ernest Demuyter ne peut qu’être un encouragement pour aborder les défis du futur.
Merci à Patrick Libert et Jean-Michel Fobe pour l’agréable après-midi passée en leur compagnie
Texte: R. Verhegghen
Photos: G. Viselé, R. Verhegghen