Les tribulations d’un belge à Toulouse

Jean-Jacques Speyer débute sa carrière en tant que Flight Engineer sur Boeing 707 à la TEA. Photo d’équipage avec Jo Boone comme Commandant de Bord, qui devint Chef Pilote à la TEA et Instructeur sur A300-600/A310 à Airbus. Son copilote, Paul « Pelle » Dardenne, est à sa gauche. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Bruxelles, 30 janvier 2020. Toute jouissance est projet, n’en est-il pas? C’est ainsi que je conçus il y a presque 45 ans le projet de quitter ma petite Belgique natale pour rejoindre l’avionneur de Toulouse. Je tentais de déployer mes ailes encore un peu frêles pour sortir de mon cocon. Ce que je n’arrivais pas à faire au royaume où je me sentais à l’étroit, l’entrée à l’Ecole d’Aviation Civile (EAC) m’ayant été barrée due à une légère myopie à un œil, sacrée tuile! Bref, il fallait à tout prix m’en sortir par le haut… « Just go »!

Les débuts d’une longue carrière
Ça commence en 1974 par une mise en place sur un Airbus A300B2 vers Athènes avec la Trans European Airways (TEA), compagnie du charismatique et regretté Georges Gutelman où j’exerçais entretemps comme Flight Engineer sur Boeing 707.

Jean-Jacques Speyer débute sa carrière en tant que Flight Engineer sur Boeing 707 à la TEA. Photo d’équipage avec Jo Boone comme Commandant de Bord, qui devint Chef Pilote à la TEA et Instructeur sur A300-600/A310 à Airbus. Son copilote, Paul « Pelle » Dardenne, est à sa gauche. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Je suis émerveillé par l’avion et le chevronné Chef Mécanicien Pierre Verheyden me confie discrètement qu’il va bientôt rejoindre Airbus et me conseille vivement d’en faire autant comme ingénieur. Les jours des Mécaniciens Navigants sont comptés, je ne voyais pas comment j’allais un jour pouvoir me glisser dans la fonction de pilote à la TEA, déjà très convoitée. Malgré une licence de Pilote Professionnel et une qualification IFR cependant limitée au simulateur car j’étais sans le sou pour le faire en vol.

La vente de l’Airbus A300B1/B2 s/n 2 à la TEA (OO-TEF) fut la bienvenue à l’époque où le carnet de commande était peu rempli et le constructeur à la recherche de nouveaux contrats autres qu’Air France. (Photo Guy Viselé)

Il me faudra encore patienter quelque peu avant d’être convoqué pour interview à Blagnac suite à une rencontre fatidique au Salon du Bourget de 1977 où m’avait envoyé en mission journalistique (pour Aviastro) le regretté Pierre Sparaco. Master en Aéronautique et Ingénieur civil électricien-mécanicien, j’ai eu à choisir entre Canadair à Montréal, Douglas à Long Beach, Fokker à Amsterdam ou Airbus. Par éliminations j’ai opté pour soit le Marketing soit l’Après-Vente à Toulouse. Bien sûr rien pour la partie vol… Et ce qui m’inspirait c’était « l’Europe »! Mon choix reste intact mais de nos jours créerait-on encore un « Airbus Industrie » comme en 1969?

Jean-Jacques Speyer découvre l‘Airbus A300B1-B2 en 1974 lors d’un vol de positionnement en tant que Flight Engineer à la TEA, avec le Commandant Jo Boone. Le copilote est Paul « Pelle » Dardenne qui allait migrer sur B707, DC-10, B747, Tristar et A300-600, avant d’intégrer Airbus comme instructeur. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Le parcours Airbus
Après une année pas trop enjouée et dans la solitude provinciale du Toulouse de l’époque, je pu troquer la routine des études de route au marketing avec des anglais et des allemands pour ma passion des opérations en vol à nouveau nanti des conseils de mon ami Pierre Verheyden, qui plus tard devint responsable de la Réception des avions. Son patron, Bernard Ziegler, un dirigeant hors pair, me fit convoquer par André Fort, responsable de l’Ingénierie des Opérations. Racé, opiniâtre et joueur, celui-ci ne put résister à me raconter de prime abord une histoire belge, puis me regarda bien dans les yeux et me demanda si j’avais déjà entendu parler de « la charge de travail »! « Non, jamais lui répondis-je, étonné… Pardon, mais oui, pardi! » Le « oui mais non belge » à l’envers…

Mon Professeur de Thèse au MIT à Boston, Bob Simpson, ancien pilote de chasse de la Royal Canadian Air Force (RCAF) me parlait à l’époque de ses divers travaux lorsque je venais rendre compte des progrès des miens pour ma thèse sur les avions à venir, la génération post-dérégulation US. Parmi ses travaux, il mentionne une étude pour l’US ALPA destinée à faire le point sur le terme de la charge de travail, paramètre déterminant pour répondre aux exigences de la FAA (FAR 25). Le syndicat s’inquiétait en effet du sort des Mécaniciens Navigants dont la disparition à moyen terme s’annonce pour les avions de nouvelle génération. Je ne me souvenais de rien de plus… Comme le partenaire français, la Société nationale industrielle aérospatiale (SNIAS), ne voulait pas s’embarquer dans des travaux de « sciences molles », la maison mère Airbus Industrie, responsable de la certification n’avait après tout qu’à attraper la patate chaude …!

Monsieur FH fâcherait-il un jour?
Ainsi tout était dit! J’étais par ma seule réponse bombardé Monsieur FH, c’est à dire « Facteurs Humains ». Il est vrai qu’avoir œuvré comme Flight Engineer dans une compagnie qui avait été pionnière pour exploiter les premiers Airbus A300 B2/B4 était plutôt apprécié. Et le fait que nous avions sur les bons vieux Boeing 707 des pannes à quasiment chaque vol prédisposait un petit peu pour ce travail.

L’un des trois Boeing 707-131 acquis par la TEA auprès de la TWA au début des années septante (OO-TED s/n 17665.) (Photo Guy Viselé)

Mais je voyais bien qu’on ne voulait rien savoir de ce « machin » (les Facteurs Humains), dont les nantis des « grandes écoles » n’avaient jamais entendu parler. N’empêche que plus de 70 (oui septante) % des accidents aériens étaient liés à ce fléau, non peut-être? Ne disait-on pas que l’engouement pour la prise en compte scientifique de l’interface Homme-Machine n’allait être qu’une « mode » passagère? Montre en main j’avais un mois pour proposer un programme d’évaluation et d’essais pour la toute première certification d’un équipage à deux d’un gros porteur, l’A300FF (vendu à Garuda Indonesian), version digitalisée du poste de l’A300 B2/B4 sans tubes cathodiques et avec un poste tout à l’avant (FFCC, Forward Facing Crew Cockpit). A l’essai, après on verra…

Une méthode statique d’analyse des taches liées aux systèmes découperait toute procédure en micro-actions élémentaires analysant leurs exigences ergonomiques respectives en comparant celles du nouveau modèle avec celles des modèles de référence ayant fourni leurs preuves en pilotage à deux, le Boeing 737 et le Douglas DC-9.

Le canevas initial de l’approche d’analyse de la Charge de Travail. (Jean-Jacques Speyer)

Une méthode dynamique d’évaluation des charges de travail au moyen d’une échelle d’évaluation subjective pour chaque pilote permettrait de comparer des scenarios similaires au simulateur et en vol et toujours avec ces mêmes modèles de base.

Mes patrons, rassurés et satisfaits me donnent alors carte blanche pour aller discuter de mes méthodes avec la NASA, le MIT, l’US Air Force, et même Douglas et tous nous accueillent à bras ouverts. Puis en un rien de temps la Direction générale de l’Aviation civile française (DGAC) endossa le programme à condition que nous nous appuyions bien sur les avions de référence, dûment certifiés pour deux pilotes. Ce qui serait le cas avec l’engagement total de Swissair et de Lufthansa qui mirent à disposition leurs simulateurs DC-9-30 et B737-200 pour appliquer mes méthodes. Ces compagnies n’avaient certes pas commandé l’A300FF mais tenaient à être aux avant-postes pour les A310 à venir, syndicats de pilotes à l’affut.

A Airbus nous effectuâmes ainsi et au bas mot des centaines d’heures d’évaluation en maquette, au simulateur de vol et en vols réels avec plusieurs équipages constitués sur un mini-réseau de compagnie aérienne et en plusieurs dizaines d’étapes comprenant des scénarios de pannes et d’aléas divers, ardus mais réalistes.

Les rapports des essais que je rédige sont très complets, bien écrits, « bien gras et épais » comme le voulait Pierre Baud, notre flamboyant Directeur des Essais en Vol. La tension monte à son comble car les syndicats français hissent cette affaire au plan politique et la DGAC est sous forte pression. Le Ministre de tutelle, Charles Fiterman a deux alternatives: soit plier sous la férule des syndicats et sacrifier l’industrie, soit se satisfaire des arguments de l’avionneur et faire admettre au SNPL que leurs exigences particulières dataient d’un autre temps. L’homme à la cravate blanche, le génial et regretté Roger Béteille, Directeur Général, eut alors un geste tactique cassant très avisé et retira la demande de certification d’Airbus, ce que le Ministre, très embêté, refusa et la partie fût gagnée. Il s’agissait aussi pour l’avionneur européen de se tailler une part de marché face aux géants américains qui détiennent un quasi-monopole.

Jean-Jacques Speyer équipant feu Nick Warner, Chef Pilote à Airbus pour le tout premier vol de l’A340 le 25 Octobre 1991 avec Pierre Baud, Directeur de la Division des Essais en Vol comme Commandant de Bord. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Cet exercice répond à l’une des 3.000 règles (que j’enseigne désormais à l’Université Libre de Bruxelles) régissant la conception et la certification d’avions de ligne (la FAR25 de la FAA, JAR 25 pour la JAA à l’époque, dorénavant CS25 à l’EASA). Il allait devoir se répéter à l’envi. J’avais ainsi à répondre au FAA « National Resource Specialist » en la matière et il était conseillé de bien se tenir à carreaux. Parfois d’autres facteurs viennent cependant perturber ce rituel de certification, l’actualité nous l’a tragiquement rappelé ces tout derniers temps… En tant que Designated Certification Specialist (DCS) j’étais passé du « pied à l’étrier » à un « boulet au pied » car on n’entendait plus me lâcher du sujet. Environ tous les sept ans une nouvelle certification s’annonçait, d’abord celle des A300FF/A310, puis celles des A318/319/320/321, des A330/A340 puis celle de l’A380.

Citons quelques nouveautés parmi d’autres qui devaient suivre après l’exercice de l’A300FF:

  • Un troisième volet, la mesure des performances au sens de la qualité de la trajectoire. Pour évaluer l’effet des tubes cathodiques par rapport aux instruments électromécaniques, l’apport des commandes de vol électriques par rapport aux commandes de vol classiques ou l’impact des systèmes de gestion de la navigation (FMS) par rapport à la navigation traditionnelle et nous effectuons tour-à-tour des parcours en vol pilotés avec les nouvelles et avec les anciennes technologies. L’analyse numérique devait nettement confirmer la qualité des nouvelles trajectoires!
  • Le recours à des mesures physiologiques comme par exemple le rythme cardiaque des pilotes. En gros, quand la charge de travail augmente, les pulsations accélèrent mais la variabilité diminue. On le sait cela mais ce qui importe désormais c’est de bien quantifier ces phénomènes sur une population de sujets au moyen de mathématiques d’analyse numérique.
  • Le développement d’une technique informatique de notation comme espèce de sténographie pour décrire les scénarios observés afin d’en documenter minutieusement le déroulement tout au long du parcours d’un vol.

De la « surcharge » à la « sous-charge »

En 1986, André Turcat, qui mit au point Concorde en tant que Pilote d’Essais et Directeur des Essais en Vol, et était le Président de l’Académie Nationale de l’Aéronautique et de l’Espace (devenue depuis Académie de l’Air et de l’Espace), remet le Grand Prix de l’Académie à Jean-Jacques Speyer pour couronner ses travaux. (Photo Jean-Jacques Speyer)

C’est ainsi qu’est né un « Modèle de la charge de travail « (AWM, Airbus Workload Model) qui permet de recalculer les estimations subjectives de charge des pilotes de chaque vol au moyen d’une formulation objectivement corrélée basée sur les paramètres de vol, les données cardiaques de chaque pilote et les descriptifs de scenarios de vol. Ce modèle fût utilisé dès le premier vol de l’A320 et de l’A340. Dans ce dernier cas aussitôt dépouillé pour confirmer l’effet sur les pilotes d’une panne d’un filtre des CDVE qui provoqua une inquiétante oscillation divergente des ailes avant réduction immédiate de la poussée en croisière. Pierre Baud nous avertit: « Si vous ne nous trouvez pas pile quand ça se produisit, on arrête tout votre cinéma! »

Exemple de l’application du modèle de calcul de la charge de travail A320 (à gauche.) (Jean-Jacques Speyer)
… et l’échelle d’évaluation (à droite.) (Jean-Jacques Speyer)

Un brevet européen et international ne tarda pas à être déposé pour le protocole complet car Airbus entendit sceller la reconnaissance du procédé expérimental recevant ainsi quelques lettres de noblesse pour la méthode dynamique dont le village gaulois se marrait parfois pour le caractère subjectif de ses avis pourtant calibrés.

Le thème de la charge de travail élevée voire excessive ayant été exploré jusqu’à l’os, il céda progressivement la place à une préoccupation opposée, celui de la sous-charge de travail ouvrant un tout autre gisement d’investigations. Celui de l’automatisation, de la vigilance, de l’attention, de la fatigue et des erreurs humaines liées aux nouvelles technologies. En particulier, nous notions que:

  • Dès l’A300FF, l’instruction pour les conversions de type allait requérir de mettre également l’accent sur le fonctionnement sans les automatismes pour pouvoir pallier l’érosion des compétences (le « Back to Basics »);
  • Les erreurs de représentation cognitive (mot d’étymologie pourtant latine qui suscita pas mal de ricanements) et les difficultés de compréhension mentale des systèmes (c’est quoi çà encore?) allaient retenir toute notre curiosité au moyen de rapports d’incidents orientés FH qui alimenteraient les « big data » de Safety Management Systems (SMS);
  • La coordination fine des tâches entre pilotes et le respect des Standard Operating Procedures (SOP) allaient devenir cruciaux pour mieux gérer les ressources de tous requérant une autre approche (le Crew Resource Management (CRM) de la NASA);
  • La sur-confiance dans les automatismes en opérations normales était paradoxalement souvent couplée à un manque de confiance dans les situations anormales, (le respect des procédures, la capacité d’en dévier s’il faut, la résilience propre à l’« Airmanship »);
  • La charge de travail atténuée pouvait induire un manque d’implication et de vigilance, requérant en particulier une adaptation aux sollicitations diminuées, (le Pilot Flying/ Pilot Monitoring alterné pour rester dans la boucle, procédé appuyé par la JAA);
  • Avec l’A340 les questions relatives à la fatigue allaient faire l’objet d’explorations en vols commerciaux sans nier leur existence lors de vols courts- et moyens courriers (le « Crew Scheduling » requis par les Fatigue Risk Management Systems (FRMS) de l’OACI).

Le support des belges
Restait à trouver une compagnie aérienne et une nouvelle aventure belge hors des sentiers battus allait bientôt débuter. La question fût évoquée lors d’une rencontre fortuite à un petit déjeuner à Seattle avec un ancien de la TEA où nous fîmes nos premières armes. J’y étais pour une réunion avec la FAA, le surdoué Raymond Nicolaï pour prendre livraison d’un Boeing 737-300. Rentré à la Sabena, après un long congé sans solde afin d’exercer comme commandant de bord avant que l’ancienneté ne le lui permettrait, entretemps devenu Chef Pilote et instructeur, il en toucha un mot au très généreux Oswald Molitor, son Directeur des Opérations. Ce dernier cherchait à créer le poste de « Cruise pilot » pour monter des équipages renforcés et désigna un équipage constitué, volontaire pour être équipé de nos capteurs physiologiques (cardiaque, électro-encéphalogramme, clignement des yeux, activité du poignet), l’affable Commandant Jacques Heynen flanqué de son second Arno Broes.

La Sabena a permis de tester les problèmes liés à la fatigue et à la sous-charge avec des équipages volontaires munis de capteurs EEG/EOG en vols commerciaux transatlantiques réels avec ses Airbus A310, dont le OO-SCA s/n 303. (Photo Guy Viselé)

Les premiers vols transatlantiques en Airbus A310 ayant confirmé des sous-charges et des hypovigilances simultanées menant à la somnolence, il s’agissait de gérer le sommeil, les siestes, les repas, l’exercice physique et l’exposition à la lumière du jour avant et après vol et les alternances de repos au poste en croisière pour être au top lors des phases de vol plus critiques (descente, approche).

La DGAC, satisfaite que nous ayons trouvé des « cobayes », subsidia les travaux et après avoir fourni quelques garanties sur leur pertinence, s’engouffrent UTA (en DC-10 et B747), Aéromaritime (en B767) puis Air France (en B767 et A340), sous le regard attentif des syndicats. Puis Northwest (en livraisons A320) et Lufthansa (en A340), à telle enseigne qu’un guide de recommandations est développé, bientôt distribué à plus de 5.000 exemplaires avant d’être disponible sur le net (SkyBrary de Eurocontrol et de la Flight Safety Foundation).

Mon patron, le sacré Christian Monteil, responsable du Support Opérationnel, allait toujours me soutenir face aux persifleurs. Nous n’allions donc pas en rester là. Le programme s’étendra avec les autres compagnies précitées avec près de 200 vols accomplis et aboutit au tout premier Fatigue Risk Management System (FMRS) mis en service chez Singapore Airlines lors de la mise en ligne de l’Airbus A340-500 sur respectivement New York-Singapore et Los Angeles-Singapore (jusqu’à 18 heures de vol sans escale), lignes désormais opérées en A350.

A bord d’un Airbus A340, avec utilisation de caméras EPAM. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Un avertisseur de sous-occupation
Lors d’une conférence « Facteurs Humains » à la Royal Aeronautical Society, je suis approché par un certain Adrian Elsey, commandant de bord B757/767 à la British Airways qui se présenta comme concepteur du « Pilot Guard System ». Ce système fonctionnait comme avertisseur de sous-occupation. Si le pilote ne manipulait plus aucune interface pendant un certain temps (à définir par le pilote en fonction de son état), le système allait d’abord l’avertir (« caution ») puis l’en alerter (« warning ») après un nouveau délai et en l’absence de réaction. L’intrépide Adrian avait en vain tenté de proposer le concept à Boeing qui s’en empara néanmoins pour le limiter aux interactions avec le Flight Management System (FMS).

Après avoir expérimenté le dispositif sur A310 Sabena et nanti d’une « Non Technical Objection » (NTO) de l’Administration de l’Aéronautique Belge, nous devions assez vite conclure qu’il nous fallait des informations supplémentaires sur l’activité avec les interfaces et sur la condition physiologique de chaque pilote pour ne pas faire un « bis repetita » de la pédale de l’homme mort de la SNCF.

Raymond « Nico » Nicolaï et l’équipage devant un Airbus A340 de la Sabena, qui a permis les tests de l’Electronic Pilot Alertness & Activity Monitor (EPAM) en vols commerciaux Bruxelles-New York. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Ainsi allait naître l’Electronic Pilot Alertness & Activity Monitor (EPAM) tout au long de quelques 22 vols A340 aller-retour sur New York, toujours à la regrettée Sabena. Ce qui allait me servir comme sujet de thèse pour un diplôme HF à l’Université René Descartes. Pendant ces vols le regard des deux pilotes (dont ceux de Philippe Kamp, Raymond Nicolaï, Christian Stie, Peter Maenhaut, Paul Van Dingenen, Jacques Heynen et j’en passe…) était suivi par une caméra pour enregistrer leurs occlusions oculaires afin de les corréler avec les électro-encéphalogrammes respectifs et les interactions tactiles avec les systèmes de bord. Le dispositif de réactivation suite à une alarme (« caution & warning ») devait se révéler efficace s’il était accompagné d’une procédure rigoureuse réclamant de l’attention soutenue pendant au moins dix minutes.

Le système ne reçut pas l’aval du management car Airbus avait les mains pleines avec le développement futur de l’A380 et demeura sceptique, pensant aux objections syndicales qui avaient pourtant donné leur aval à condition que les alertes resteraient anonymes… La « Just Culture » encore à peine connue de nos jours…Il faut lire un minimum! Un tour du monde en cinq jours en A340 expérimental me fût même offert par le responsable du département « Essais en Vol », l’observateur avisé Gilles Robert mais cela ne suffit que pour faire marrer la galerie. Quel « enfoiré » je ne devais pas être au final! Depuis, la société « Seeing Machines » en Australie, que j’avais déjà fait travailler à ma Vrije Universiteit Brussel (VUB) pour des étudiants thésards, poursuivit le projet mais de façon encore plus large avec Cathay, Emirates et Singapore Airlines. Citons le visionnaire Jean Pinet, patron d’Aéroformation et ancien pilote d’essais Concorde qui s’ingénia à convaincre le top management de l’importance du comportement humain et des FH.

Je me rappelle du légendaire Directeur Technique de l’époque qui naguère m’avait pourtant demandé de lancer un tel projet et qui m’interpelle assez vivement en pleine réunion du Flight Safety Board (FSB) pour savoir qui m’avait autorisé à me lancer là-dedans! « Mais vous-même », lui avais-je aussitôt répondu du tac-au-tac, preuves écrites à l’appui et Adrian Elsey, à mes côtés, médusé! Les collègues du FSB prirent aussitôt ma défense. A leurs dires, « l’électron libre » que j’avais certes la réputation d’être se transforma sur le champ en « molécule attachante ».

Jean-Jacques Speyer a aussi travaillé au programme Airbus A380, où il fut en charge d’un groupe pour la création de l’Electronic Flight Folder. Il a à ses côtés Gilles Robert, responsable du département Essais en Vol. De nombreux pilotes belges ont contribué aux essais en vol des A380. (Photo Jean-Jacques Speyer)

Depuis bon nombre de pilotes belges (parmi les premiers pour introduire l’A380 en compagnie) se sont fait apprécier à Airbus pour leur manière un peu docile mais toujours volontaire de prendre un travail en main, de le mener patiemment à sa fin, avec des résultats sonnants et trébuchants sans grands débats sempiternels. Citons ainsi Xavier Leleux, Jean-Marc Elias, Jacques Drapier, Patrick Lelotte, Marc De Weerdt et Nicolas d’Otreppe, tous ex-Sabeniens. Précédés par les non moins remarquables Paul Dardenne (TEA, Singapore Airlines et Saudia) et Christian Stie (TEA et Sabena), amis de longue date avec qui je fis mes premiers vols à la TEA. Un petit clin d’œil à nos chers amis français que nous aimons bien titiller parfois aussi…

Une histoire belge de plus pour ceux qui manient l’art de les inventer à satiété! Qu’on nous l’accorde, nous qui ne savons pas quoi faire les uns des autres au petit royaume…

Texte: Jean-Jacques Speyer
Photos: Jean-Jacques Speyer et Guy Viselé

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