Bruxelles, le 1 février 2021. La première partie de l’historique d’European Air Transport, parue dans la Hangar Flying update du 14 janvier 2021, couvrait les vingt premières années d’existence de cette compagnie aérienne belge au parcours peu commun (1971 à 1990). Nous évoquons maintenant la suite et fin de cette aventure de quarante ans d’aviation belge.
L’ère du jet
En 1990, le secteur du colis urgent et du courrier express poursuivant son expansion galopante, le Convair 580 devient à son tour trop petit. European Air Transport passe à nouveau à l’échelon supérieur et cette fois accède au jet. Trois Boeing 727-100 d’occasion (« hush-kitté » pour permettre la certification acoustique Stage III) sont achetés aux Etats-Unis. Le premier (OO-DHM) est immatriculé en août 1990, et les deux suivants (OO-DHN et OO-DHO) en novembre de la même année. Ils sont mis initialement en service sur Madrid-Lisbonne, Stockholm-Helsinki et Bergame-Rome. Ils sont opérés par un équipage de trois personnes: pilote, copilote et flight engineer.
Fin 1991, pas moins de 85 pilotes et 12 flight engineers sont employés par EAT. Au total, la compagnie aérienne occupe environ 220 personnes, soit dix fois plus qu’en 1986. Les services techniques, dirigés de main de maître par Philippe Possoz, sont désormais installés dans les hangars 4 et 5 (à côté du centre de tri européen de DHL situé dans le hangar 3) de l’aéroport de Bruxelles-National. Environ 120 personnes assurent l’entretien complet des Fairchild-Swearingen et des Convair, et supervisent la maintenance en ligne des Boeing 727. Les moteurs sont entretenus par Sabena et les entretiens cellules (check C et D) sont confiés à Sterling au Danemark.
Dirigée par Gordon Olafson, Managing Director, EAT opère au 1er janvier 1991 pas moins de 17 avions immatriculés belges: onze Convair 580 (OO-DHB, DHC, DHD, DHE, DHF, DHG, DHH, DHI, DHJ, DHL, HUB), trois Boeing 727-31C (OO-DHM, DHN, DHO) et trois Fairchild-Swearingen SA-226 (OO-JPA, JPI, JPN). La flotte de Boeing 727-100 passe à cinq unités avec l’arrivée des OO-DHP et -DHQ) en 1992.
En 1993, European Air Transport se hisse en troisième place en nombre de mouvements à l’aéroport de Bruxelles-National, immédiatement derrière Sabena et British Airways. Et cette désormais importante compagnie aérienne devient membre de l’IATA.
A partir de 1994 on assiste à une diminution progressive des flottes de Fairchild-Swearingen Metro/Merlin et des Convair 580, avec l’arrivée de Boeing 727-100 supplémentaires (OO-DHR) et surtout l’introduction des premiers Boeing 727-200 (OO-DHS, OO-DHT, OO-DHU). Fin 1995, la flotte comporte 8 Convair 580 et 12 Boeing 727 et l’entreprise emploie 332 personnes, dont 160 pilotes et 103 mécaniciens. La flotte 727 grandit encore jusqu’en 1997, avec l’arrivée de 727-200 supplémentaires et on note le retrait des premiers 727-100, ainsi que la diminution continue du nombre de Convair, dont il ne reste plus que quatre exemplaires. Les Fairchild-Swearingen et les Convair sont revendus, principalement à Swiftair en Espagne, et aussi à la SNAS au Moyen-Orient.
DHL a développé un « mini-hub » à Bahrein, desservant le Moyen- Orient, et utilise cinq Fairchild-Swearingen et un Convair 580, immatriculés en Arabie Saoudite, et opérés par la SNAS, dont plusieurs sont des ex EAT. Pendant l’opération « Desert Storm » en 1991, DHL a continué, malgré la Guerre du Golfe, à assurer sa mission et a vu un accroissement exceptionnel du trafic, nécessitant un renforcement de sa flotte.
EAT a dépêché deux de ses Convair 580 en renfort (OO-VGH et OO-DHF), rebaptisés pour la circonstance « Kuwait Express ». Les liens ainsi tissés avec la SNAS se sont développés et ont mené à un programme intéressant au niveau des pilotes. Les jeunes pilotes belges engagés par EAT passent six mois à Bahrein sur Fairchild-Swearingen, accumulant ainsi une expérience qui leur permet ensuite un passage plus rapide sur Convair.
La croissance continue du nombre de colis traités par le centre de tri européen de Bruxelles nécessite à nouveau des avions plus gros. 1999 voit l’arrivée des premiers Airbus A300B4-203F. Cinq appareils sont immatriculés par EAT au cours de cette année: OO-DLC, OO-DLD, OO-DLE, OO-DLG, OO-DLI. Les quatre derniers Convair sont retirés de la flotte en 2000 et un sixième Airbus A300 (OO-DLL) est livré en septembre 2000.
L’arrivée du Boeing 757
Fin 1999 Rob Cuypers devient le CEO de DHL Worldwide Express (qui comprend DHL Airways Inc. responsable du réseau américain, et DHL International Ltd pour le reste du monde, dont l’Europe), et annonce la signature d’un contrat avec Boeing Airplane Services (BAS) qui rachète 34 Boeing 757-236 de la flotte de British Airways.
BAS va modifier ces avions de version passagers en cargo, pouvant transporter jusqu’à 28 tonnes de charge utile répartie en 15 containers sur des distances allant jusqu’à 3.750 km et lance le programme Boeing 757-200SF (Special Freighters). Ils seront loués via Boeing Capital à DHL Worldwide Express pour une durée de quinze ans, avec contrat d’entretien, et mis à disposition des flottes desservant le réseau européen et africain de DHL, dont EAT, mais aussi d’autres compagnies aériennes filiales du groupe comme DHL Airways UK.
L’investissement est colossal pour l’époque: environ 1.300 millions d’euros.
Cette commande répond à la double nécessité de répondre à l’accroissement constant de la demande (de +12 à 14% par an) et aux normes environnementales et acoustiques de plus en plus contraignantes. Les niveaux sonores sont inférieurs aux normes « Stage 3 » de l’OACI et la consommation diminue d’environ 13%. En outre, les Boeing 757-200SF sont certifiés Cat. 3B et peuvent atterrir avec une RVR (Runway Visual Range) (distance de visibilité sur la piste) de seulement 50 mètres, sur les aéroports équipés et certifiés.
Le premier Boeing 757-236 ex British Airways, le G-BIKA, est arrivé en juillet 2000 au Boeing Modification Center de Wichita et a effectué son premier vol après modifications en -200SF le 15 février 2001. Il a été convoyé jusqu’à Bruxelles sous immatriculation anglaise le 28 mars 2001, et est rapidement devenu belge sous les marques OO-DLN (pour « DHL Low Noise »). Il effectue son premier vol (Bruxelles-Bergame), opéré par EAT le 4 avril 2001.
Au total, il est initialement prévu qu’EAT en reçoive onze, destinés à remplacer les Boeing 727, qui seront réaffectés à d’autres filiales de DHL, notamment chez Swiftair en Espagne et SNAS au Moyen-Orient. Sans attendre les nouveaux -200SF, EAT introduit rapidement deux Boeing 757-23APF, convertis de passagers en fret, à savoir le OO-DLJ 757-23APF (msn 24971 ex N573CA) en janvier 2000 et le OO-DLK 757-23APF (msn 24635 ex VH-AWE) en avril 2000 et les met en service sur Berlin et Varsovie.
En fonction de l’arrivée de ses nouveaux 757-236SF, le OO-DLK est transféré en avril 2002 à la SNAS sous les marques A9C-DHL. Il est victime d’une collision en plein vol avec un Tupolev Tu-154M (RA-85816 de Bashkiri) au-dessus d’Uberlingen (Allemagne) le 1er juillet 2002, suite à une confusion entre les instructions du contrôle aérien de Zurich et celles des TCAS (Traffic Collision Avoidance System) des deux avions. Cet accident entraînera une révision des règles opérationnelles d’utilisation du TCAS, qui étaient jusque là interprétées différemment entre les pays occidentaux et ceux du bloc de l’est.
La problématique des nuisances sonores
La progression ultra-rapide des vols de colis et courrier express entraîne une croissance spectaculaire du nombre de vols de nuit à l’aéroport de Bruxelles. Les nuisances sonores provoquent des réactions négatives des riverains dont le politique s’empare.
L’environnement, et donc les normes de bruit, sont devenues une compétence régionale, alors que pour les avions, les standards de certification sont décidés au niveau mondial par l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) sur base du bruit mesuré à la source, et reprises par les Etats du monde entier. En Belgique, c’est une compétence fédérale qui se traduit par une règlementation nationale de l’Administration de l’Aéronautique, dépendant d’un ministre des transports fédéral. Les trois régions belges se basent sur des mesures de bruit au sol et bien entendu n’utilisent pas les mêmes normes de bruit autorisé…
Le débat entre les partisans d’un développement encadré d’une activité créatrice d’emplois et les défenseurs de l’environnement se complique par les éternelles querelles communautaires typiques de notre petit pays. Faut-il favoriser le bruit perçu par les sonomètres, avec des règles d’acceptabilité différentes selon qu’on survole la Flandre, Bruxelles ou la Wallonie, et comment concilier cela avec le respect des règles aéronautiques internationales et fédérales ?
Ce sera le début d’une longue série de décisions les plus contradictoires les unes que les autres, variant au gré des changements de majorités gouvernementales et des intérêts des élus qui ne facilitera pas la stratégie et les décisions d’investissements des compagnies aériennes et des entreprises actives dans le domaine du transport de fret et de colis et courrier express. Nous ne détaillerons pas ici le long feuilleton de cette saga, avec des changements fréquents des routes de départ, selon qu’on priorise la dispersion ou la concentration de celles-ci, mais les différentes décisions politiques auront un impact majeur sur l’histoire de DHL et d’EAT.
En février 2002, le gouvernement annonce une réduction de 30% du nombre de vols de nuit d’ici à mars 2003. Un accord est négocié avec DHL, prévoyant un retrait progressif des avions les plus bruyants (essentiellement les Boeing 727) et leur remplacement échelonné par les Boeing 757 et des Airbus A300 supplémentaires. En juillet 2002, la ministre de la mobilité Isabelle Durant (écolo et bruxelloise) exige le retrait anticipé des Boeing 727 « hush-kittés » dès fin décembre 2002, malgré l’existence de l’accord.
Le programme de retrait des Boeing 727 et leur remplacement par des Boeing 757 et Airbus A300 est accéléré autant que faire se peut, et différents contrats d’affrêtement d’avions jugés non-conformes sont terminés prématurément. La flotte Airbus d’EAT est doublée et compte désormais 12 A300B4-203F en 2003.
Le rachat de DHL par Deutsche Post
DHL Worldwide Express est racheté par Deutsche Post en 2002. EAT appartenant à 100% à DHL Worldwide Express, la compagnie aérienne belge devient « de facto » et « de jure » une société filiale des postes allemandes, mais dans un premier temps garde son AOC belge et son siège en Belgique.
Nouvel actionnaire, changement de couleurs: la livrée blanche et rouge bordeaux est remplacée progressivement par la livrée jaune avec bandes rouges du nouvel actionnaire. Le premier avion à être repeint est le Boeing 757 OO-DPJ, livré le 7 septembre 2002.
L’incident de Bagdad
En 2003, deux Boeing 727-200 (OO-DHS et OO-DHY) et un Airbus A300 (OO-DLL) d’EAT sont déployés à Bahrein et assurent la liaison Bahrein-Bagdad.
Le 22 novembre 2003, l’Airbus A300B4-203F OO-DLL décolle de Bagdad à destination de Bahrein et Bruxelles. A environ 9.500 pieds en montée (+ ou – 2900 m), il est touché à l’aile par un missile SA-14 tiré par des terroristes et perd d’un seul coup les trois systèmes hydrauliques de contrôle de l’avion. La structure est gravement endommagée et l’aile gauche est en feu. L’équipage est composé de deux pilotes belges, Éric Genotte (commandant de bord) et Steeve Michielsen (copilote), et du flight engineer écossais Mario Rofail. Se rappelant le crash célèbre du vol United 232, qui avait réussi un « crash landing » en ajustant individuellement la puissance des deux moteurs d’ailes de leur DC-10, suite à la perte de deux des trois circuits hydrauliques, les pilotes vont réussir à reposer l’avion sur la piste de Bagdad.
L’avion sera déclaré en perte totale, mais l’équipage est sain et sauf! C’est la première fois dans l’histoire de l’aviation commerciale qu’un équipage réussit un atterrissage sans aucun système hydraulique, indispensable au bon fonctionnement des commandes. Le sang-froid et la maitrise de la situation par l’équipage reflète le sérieux de la formation des pilotes belges et d’EAT.
Déménagement vers Leipzig…
DHL proposait la construction d’un nouveau centre de tri sur l’aéroport de Bruxelles (créateur de nouveaux emplois pour arriver à terme à 4.000 jobs) moyennant une négociation à la hausse du nombre de vols de nuit autorisés, mais avec des avions moins bruyants Le gouvernement belge est empêtré dans la problématique des nuisances sonores des vols de nuit, avec des discussions sans fin entre partis aux vues divergentes, et n’arrive pas à se décider.
Lassé de ces atermoiements et de ces incertitudes, Deutsche Post finit par renoncer à cet investissement. Le nouvel actionnaire de DHL décide de créer de toutes nouvelles installations à Leipzig (en ex Allemagne de l’Est), qui devraient être terminées en 2008 pour y accueillir le principal « hub » européen de DHL, et donc de quitter Bruxelles lorsqu’il sera opérationnel. L’annonce de la décision de déménager est faite en octobre 2004.
Le réseau DHL, et de sa filiale aéronautique EAT, en sera totalement modifié avec la plus grande majorité des vols transférés au nouveau « hub ». En conséquence, le siège social d’EAT est lui aussi déplacé en Allemagne. La société anonyme de droit belge European Air Transport est dissoute, et tous ses actifs sont transférés dans une nouvelle Gmbh de droit allemand, European Air Transport Leipzig. L’ensemble de ces transactions est complété le 26 mars 2010, une date qui marque la fin de l’existence de près de quarante ans d’une étonnante compagnie aérienne belge.
Au moment de sa dissolution, la flotte d’EAT était composée de treize Airbus A300B4F, et de onze Boeing 757 (deux appareils d’EAT ont été transférés en 2006 à Blue Dart Aviation en Inde). Ils seront radiés de la matricule aéronautique belge et les 757 réimmatriculés allemands auprès de European Air Transport Leipzig, qui obtient un AOC allemand. Les A300B4F restants seront transférés à Air Contractors (la compagnie irlandaise appartenant à l’époque à la Compagnie Maritime Belge) qui les relouera encore pendant quelques mois, avant d’être remplacés par des A300B4-622R d’EAT-Leipzig, dont les premiers exemplaires arriveront à partir de fin 2011.
C’est la fin de l’histoire extraordinaire d’une société d’aviation belge qui a démarré en taxi aérien avec un vieux bimoteur d’occasion et qui deviendra un des acteurs les plus importants de la scène aéronautique belge. European Air Transport Leipzig, issue de l’ancienne EAT belge, continue de voler et opère à fin 2020 pas moins de 34 avions: 21 Airbus 300-600, 3 A330 et 9 Boeing 757. Cinquante ans après la naissance de l’EAT original, c’est une belle réussite!