Chastre, le 27 avril 2021. Depuis quelques semaines, la saison de vol à voile a repris malgré la pandémie et des records de distance en planeur tombent en Europe. Ainsi le 21 mars, l’allemand Klaus Ohlman, déjà détenteur du record du monde de distance avec 3.008 kms parcourus en Afrique du Sud en 2003, parcourt 1706,6 kms reliant les Alpes et l’ Atlantique via les Pyrénées. Le même jour les français Gil Souviron et Baptiste Innocent parcourent également 1.702 kms dans les Pyrénées, s’éloignant même de 80 kms des rives de la Méditerranée pour « assurer » leur record d’ Europe en classe libre. Ces vols s’effectuent aussi à des vitesses de plus de 140 km /h en moyenne.
Indépendamment des qualités de ces pilotes d’exception, ces vols sont le reflet de l’évolution technologique faramineuse qu’a connu le vol à voile depuis les années cinquante dans tous ses aspects que ce soient l’aérodynamique, les matériaux, les aides à la navigation, les prévisions météorologiques. Pour s’en rendre compte, je vous invite à un petit retour en arrière avec la première traversée de la Manche en planeur biplace réalisée par deux anglais qui s’est terminée du coté de Louvain le 14 mai 1955.
L’équipage
Le pilote est le champion anglais Lorne Welch (°12 août 1916, †15 mai 1998). Ce nom n’est peut-être pas inconnu de certains lecteurs. Ingénieur de formation et pilote de bombardier Wellington abattu en Hollande en 1942 lors de sa quatrième mission sur l’Allemagne, il aide à la conception du « Colditz Cock », un tout petit planeur conçu et construit en cachette en vue d’une évasion de l’Oflag IV-C de la citadelle de Colditz. Il y avait été interné après avoir participé à la « Grande Evasion » du Stalag Luft III (pour laquelle il avait conçu le système de ventilation du tunnel) et tenté par deux fois de voler un avion allemand. La fin de la guerre fit que l’original du « Colditz Cock » ne vola jamais mais des maquettes montrèrent la validité du projet et une réplique grandeur nature basée sur des plans d’origine sauvés fut construite et vola en 2000. Après la guerre Welch devient observateur en vol d’essai moteur au Royal Aircraft Establishment de Farnborough. Il participera à 4 championnats du monde.
Welch n’est pas à son coup d’essais sur la Manche. Déjà en 1950, il en a effectué en monoplace DFS 108-68 G-ALJW Weihe la traversée improvisée au départ de Redhill. Profitant de conditions favorables, poursuivant sa route , il se posa au terme d’ un vol de 6h20 devant la tour de contrôle de l’aérodrome de Melsbroek! Son épouse Anne, pilote de renom également, viendra le rechercher en Auster J1 le lendemain, échangeant leurs places pour le remorquage de retour vers l’ Angleterre. C’était la troisième traversée de la Manche en planeur.
Son équipier et navigateur est Frank Irving, ingénieur en aéronautique, membre et professeur de l’Empire Test Pilots School (°7 Avril 1925, †Août 2005) Il est depuis la fin de la guerre un vélivole hors pair. Maitrisant déjà bien l’énergie totale alors que la majorité des pilotes n’en connaissent pas l’existence, il met au point en 1948 l’antenne « Irving » (« Irving tube » ou « total Energy probe »), sonde à énergie totale (ou encore antenne de compensation) qui fournit aux variomètres une compensation d’énergie totale permettant d’avoir des informations précises sur la montée et la descente de l’air. Il sera très actif dans la British Gliding Association et dans l’Organisation Scientifique et Technique du vol à Voile (OSTIV).
Le couple Welch et Irving sont auteurs de plusieurs livres sur le vol à voile.
Le Slingsby T.42 “Eagle”
Le planeur utilisé est le prototype du Slingsby T.42 « Eagle », numéro de série 934, inscrit à la British Gliding Association sous l’immatriculation BGA 722. C’est un biplace d’entrainement et de performance de 17,86 mètres d’envergure à aile au profil laminaire qui assure une bonne pénétration de la machine dans l’air sous la forme de taux de chutes faibles aux grandes vitesses. A cette époque, c’est une technologie en plein développement sur les planeurs, qui pose ses problèmes de construction sur les planeurs encore en bois. Le T.42 biplace s’est déjà illustré notamment lors des championnats du monde de Camphill en 1954 avec l’équipe britannique, piloté par Lorne Welch et son épouse Anne (une championne de renom également) et lors d’autres compétitions nationales, tenant même tête aux monoplaces de performance. Sa finesse maximum est en effet de 31,5 à 81 km/h. L’instrumentation est rudimentaire au regard de ce que l’on trouve aujourd’hui sur les planeurs modernes. En plus des indispensables classiques à savoir les indicateurs de vitesse, de virage et de dérapage (la « bille »), de l’altimètre et du variomètre à énergie totale, le planeur est équipé un horizon artificiel pour le vol en nuages souvent pratiqué à l’époque et d’un « indicateur de thermiques » (sic). En effet une particularité surprenante, dont je n’avais jamais entendu parler, sont « les bouts d’ailes démontables qui permettent l’installation et inspection des thermomètres sensibles « Thermopile » de détection des ascendances » selon la littérature sur ce planeur. On vole sans radio à cette époque, l’espace aérien étant encore très libre et les règles de la navigation aérienne beaucoup moins contraignantes qu’aujourd’hui.
Un départ précipité et 2.400m de hauteur pour traverser la manche
Ce 14 mai, la météo n’est pas très favorable mais le vent soutenu de quelques 30 kms/h souffle dans la bonne direction. Ce « petit temps » en language de vélivole n’a pas de quoi décourager nos deux pilotes qui se sont fixé comme objectif de traverser la Manche, ce qui constituerait une première en biplace, et de battre le record national de distance libre et de vitesse en biplace.
Comme l’expliquera l’équipage aux membres du Royal Club National d’Aviation, (RCNA) de Grimbergen, venu les « dévacher », les préparatifs n’ont pas été très longs. Le réveil a été tardif vers 10 heures ( « pour des raisons respectables » comme le précisera Irving dans un compte-rendu du vol) pour un décollage à 10h55, au point d’oublier leurs passeports.
C’est Derek Pigott, une autre sommité du vol à voile britannique qui les met en l’air derrière un Tiger Moth. Dès le largage à 630 mètres, les prévisions se révèlent exactes par la faiblesse des ascendances thermiques. Les 30 premiers kilomètres sont particulièrement difficiles mais la route est balisée par le Weihe de leur ami Wally Kahn qui progresse bien vers l’est. L’aiguille des variomètres ne dépasse que rarement 1.5m/seconde en montée. La bonne finesse du planeur et le vent arrière leur permet d’avancer à une vitesse moyenne de 70 km/h, le profil laminaire permettant de « plonger » en liaison entre les ascendances à près de 200 km/h au badin. En approchant de la côte, les nuages alignés parallèles au littoral prennent une drôle d’apparence, s’élevant d’environ de 900m pour se souder entre eux au sommet, rien d’encourageant. La recherche d’ascendances à l’intérieur des terres du coté de Folkestone pour pouvoir atteindre Douvres ne donne rien. Etant descendus à 900m, ils décident de quand même explorer l’alignement de nuages au littoral. Les deux premiers champs nuageux abordés affichent des « dégueulantes » fortes, le troisième leur permet retrouver des ascendances qui les ramènent à 1600m. Arrivés près de Douvres à l’heure du déjeuner, un gros cumulus leur permet de monter à 2.400 m. C’est l’altitude qu’ils ont estimé confortable pour tenter la traversée du « Channel » en direction de Calais sans spiraler. Etant sortis du nuage vers 2100m, sans trop de givrage, ils voient Douvres sous eux et la côte française apparait sous le soleil. La traversée dure 20 minutes et ils en profitent pour se relaxer en fumant une cigarette et avaler un sandwich. Il leur reste 1.100 m quand ils abordent la côte à l’ouest de Calais, en longeant la côte jusqu’à Coxyde avant de piquer vers l’intérieur des terres. Malgré un ciel peuplé de cumulus, mais avec un plafond relativement bas de 900m, les ascendances sont toujours faibles et s’amenuisent de plus en plus. Cela leur permet cependant d’avancer en cheminant de nuage en nuage vers la Belgique. Après avoir survolé Dixmude, Roeselare, Gand, puis Ninove, Bruxelles est en vue avec seulement 700 m de hauteur et un horizon se rétrécissant de plus en plus. Une pompe leur permet de passer la forêt de Soignes et Louvain apparait bientôt mais l’équipage doit finalement se résoudre à se poser sur le champ de manœuvres d’Héverlée. Il est 16h40 lorsque le beau voilier « rouge et crème » se pose dans le terrain très boueux au terme de 5h40 minutes de vol à 100 kms du but.
L’oubli de leurs papiers d’identité suscite l’intérêt de la Gendarmerie appelée sur les lieux pour le « constat d’atterrissage forcé » mais les permis de conduire qu’ils ont heureusement emportés rassurent les gendarmes, qui les amènent au poste situé à la « Blijde Inkomstraat » . Après de nombreux coups de fil et une longue attente, la solidarité du vol à voile opère.
Denis Nootens, un des doyens du vol à voile belge, à l’époque membre actif de l’ ANCUPA (Association Nationale des Cercles Universitaires de Propagande Aéronautique) dans la section de vol à voile l’Université de Louvain, ayant entendu l’annonce à la radio de l’atterrissage et les noms des pilotes qu’il a rencontré un an auparavant aux championnats du monde à Camphill, se rend sans tarder au commissariat. Il y retrouve le baron Jacky Vandemeulebroeck, Hubert Mojet et Philippe Roose et d’autres membres du Club National d’ Aviation contactés par Lorne. La remorque ouverte que l’équipe de dépannage a amenée suffit à peine à transporter les extrémités de ailes et la profondeur au point qu’ils doivent louer un camion de déménagement pour emporter la section centrale de ailes et le fuselage à Grimbergen. Nous pouvons imaginer que le reste de la soirée fut gaie et animée. Le Slingsby est remonté dès le lendemain matin pour son retour vers l’ Angleterre. Derek Pigott est venu spécialement depuis Lasham en Tiger Moth pour les ramener en remorquage avec des stops à Ostende, Calais et Gatwick.
Pour terminer, avec humour, les papiers de douanes du retour mentionneront le T42 sous la rubrique « nombre et descriptions des paquets » comme « un planeur en vrac ».
Même si le « Eagle » représente le « state of the art » de l’époque, la performance réalisée ce mois de mai de 1955, un vol de près de 400 kms en distance libre, n’en n’est pas moins exceptionnelle même si au regard de ce qui s’accomplit aujourd’hui elle semble « banale ». Outre la première traversée de la Manche en planeur biplace, Welsh et Irving battent les records de Grande-Bretagne de distance libre et de vitesse en planeur biplace. En relatant ce vol, je ne peux m’empêcher de me remémorer de bons moments en vol et au bar avec deux de mes amis de Temploux, de grands pilotes ayant débuté à cette époque, qui nous ont quitté récemment, Philippe Roose (†4 janvier 2020), qui faisait partie de l’équipe de dépannage du RCNA et à qui nous devons les détails et les rares photos inédites de cet évènement) et Jean Bouchat (†26 mars 2021). Ils m’ont souvent parlé de leurs beaux vols de cette fantastique époque où tout semblait possible sans contraintes. Je leur dédie ces quelques lignes.
Remerciements à Hartmut Koelman de LUAC (Leuvense Universitaire Aero-Club)